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Sommaire
Volume 4, no 4
Revitaliser le syndicalisme par la représentation : Le cas des enseignantes

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Revitaliser le syndicalisme par la représentation des aspirations des professionnelles : le cas des enseignantes

 

Catherine Le Capitaine
Professeure au Département des relations industrielles
Université Laval



La société salariale fordiste de la période des Trente Glorieuses basée sur une production de masse et une forte croissance du syndicalisme semble un lointain souvenir. D’une part, la crise du mouvement syndical dans la plupart des pays occidentaux est déjà bien connue. D’autre part, les milieux de travail contemporains, tant ceux du secteur privé que ceux du secteur public, sont désormais caractérisés par une recherche constante de la flexibilité, par la participation accrue des travailleurs et par l’essor des pratiques individualisées en ressources humaines axées avant tout sur la performance. Le Québec n’échappe pas à ces tendances.

Si ces mutations du travail engendrent une augmentation des emplois atypiques et de la précarité, il n’en demeure pas moins que l’économie contemporaine dépend davantage du savoir et des capacités intellectuelles de la main-d’œuvre qualifiée que dans le passé. Les femmes, plus nombreuses que jamais sur le marché du travail, notamment dans le secteur des services, se retrouvent dans ces deux situations, parfois contradictoires, parfois en concomitance. Nous retrouvons à la fois des professionnelles qui ont entrepris des études universitaires afin d’accéder à des emplois qualifiés et des femmes peu qualifiées cantonnées dans des emplois bien souvent précaires.

Ce texte s’intéresse à ces femmes qualifiées, détentrices d’un diplôme universitaire, qui occupent un emploi professionnel. La notion professionnelle réfère ici à une catégorie socioprofessionnelle. Je cherche à mieux comprendre le lien entre les professionnelles et le syndicalisme. Les professionnelles semblent doublement pénalisées par l’action syndicale. Premièrement, leurs aspirations demeurent invisibles, la perspective du genre étant encore peu prise en compte dans le mouvement syndical et plus largement dans le champ des relations industrielles. S’il existe un comité sur la condition féminine dans de nombreuses organisations syndicales, la culture masculine, ne serait-ce que par la présence majoritaire des hommes dans les exécutifs syndicaux, y règne encore. Deuxièmement, le discours dominant est celui de l’incompatibilité entre le syndicalisme et les professionnels. Le mouvement syndical peine encore à s’éloigner du modèle traditionnel de la représentation de l’ouvrier typique, un homme blanc détenant un poste peu qualifié permanent à temps plein. La prise en compte du rapport au travail des professionnelles peut-elle se révéler une piste prometteuse pour dynamiser le mouvement syndical? Pour répondre à cette question, j’illustrerai mes propos à partir du cas des enseignantes.

Ce texte se divise en cinq parties. À partir de l’évolution de la situation des femmes sur le marché du travail au Québec, la première partie met de l’avant un rapport au travail des femmes davantage axé sur l’implication professionnelle. La deuxième partie présente le cas des enseignantes à partir d’une enquête que j’ai réalisée auprès de 817 femmes syndiquées. La mise en évidence des valeurs au travail souhaitées par les enseignantes ainsi que leur vécu dans les établissements scolaires permettent, en troisième lieu, de saisir le rapport au travail de ces professionnelles. La quatrième partie s’attarde à comprendre le lien entre les enseignantes et l’action syndicale. Quelques pistes de réflexion pour la revitalisation du mouvement syndical concluent ce texte.

Le « nouveau » rapport au travail des femmes


À partir des données de l'Institut de la statistique du Québec, plusieurs constats généraux sur la situation des femmes sur le marché du travail peuvent être dégagés. Premièrement, le Québec ne fait pas exception à l’augmentation très importante des femmes sur le marché du travail depuis le milieu des années 1970. Le taux d’activité des femmes est passé de 41,4 % en 1976 à 61,0 % en 2011 contrairement au taux d’activité des hommes qui a subi une certaine diminution. Deuxièmement, au début des années 1990, la proportion de la population active ayant un diplôme universitaire était plus importante du côté des hommes. Actuellement, les femmes sont les plus nombreuses à détenir un diplôme universitaire, ce qui pourrait laisser présager un plus grand accès des femmes aux emplois qualifiés. Troisièmement, l’effectif syndical au Québec au 2011 se compose presque autant de femmes (38,8 %) que d’hommes (39,3 %), ce qui n’était pas le cas il y a à peine quelques années. Au Canada, l’effectif syndical des femmes est même plus important que celui des hommes. Les femmes qui occupent un emploi professionnel sont plus nombreuses au Québec à être couvertes par une convention collective (60,9 %) que les hommes (51,9 %). Le mouvement syndical, composé d’un nombre grandissant de femmes, doit alors s’assurer de bien comprendre les aspirations professionnelles des femmes pour être en mesure de les représenter. 

La situation des femmes sur le marché du travail est très particulière car, malgré certaines avancées, elles demeurent confrontées à la persistance d’une division sexuelle du travail sous diverses formes. Les disparités salariales, long cheval de bataille des mouvements féministes et des organisations syndicales, le statut précaire (temps partiel, contrat, etc.), la répartition inégale des tâches domestiques entre les hommes et les femmes et la concentration des femmes dans certains emplois caractérisent encore la situation des femmes sur le marché du travail. Pendant longtemps, le rapport au travail des femmes s’est limité à une conception instrumentale du travail. Traditionnellement, les travailleuses n’étaient pas particulièrement attachées à leur travail, car l’investissement se réalisait en dehors du travail. Elles se caractérisaient comme des mères de famille et des épouses avant tout.

Cependant, un courant de féminisation du monde professionnel permet aux femmes de se redéfinir en aspirant à un rapport positif à l’égard du travail (Dubar, 2001). En outre, l’autonomie et les responsabilités accrues engendrées par l’évolution du travail multiplient les occasions professionnelles pour certaines femmes. Ce nouveau rapport au travail, bien que vécu différemment par les uns et les autres, procure un sens au salarié incité à devenir un professionnel (Dubar et Tripier, 2005). Même si l’identité féminine demeure particularisée par la conciliation travail-famille (Crompton et Brockmann, 2006 : 103), le nouveau rapport au travail des femmes est basé sur cette double réussite, soit l’implication professionnelle et la vie familiale. La réalisation de soi constitue une valeur de plus en plus importante pour les femmes qui parviennent à accéder à un emploi professionnel.

Mais à quel prix ce rapport au travail des professionnelles se réalise-t-il? L’implication professionnelle accrue se réalise bien souvent au détriment d’une détérioration de la qualité de vie au travail. Les pressions sur la performance, la surcharge de travail, le stress, l’épuisement professionnel sont les maux du travail du XXIe siècle. Autant d’aspects sur lesquels les organisations syndicales peuvent se pencher. Le mouvement syndical peut-il se revitaliser par une meilleure prise en compte de ce rapport au travail des professionnelles? Pour répondre à cette question, utilisons le cas des enseignantes.

Présentation du cas des enseignantes


Le milieu de l’enseignement est majoritairement féminin, de nombreuses femmes choisissent cette voie par vocation dit-on. Les enseignantes peuvent exercer leur profession au terme de quatre années d’études universitaires sanctionnées par un baccalauréat, soit une durée d’études équivalente pour devenir un ingénieur industriel. Les enseignantes sont des professionnelles au même titre que d’autres catégories d’emploi requérant des études universitaires. Pour mieux comprendre leur rapport au travail et leurs orientations à l’égard de l’action syndicale, je m’appuie sur les résultats d’un sondage électronique que j’ai mené en 2012 auprès des enseignants d’une région du Québec affiliés à la Fédération des syndicats de l’enseignement de la CSQ. Au total, 1132 questionnaires ont été retournés, ce qui représente un taux de réponse de 38,5 %. Cet article s’attarde sur les résultats des femmes seulement, soit 817 enseignantes.

Les enseignantes interrogées se retrouvent principalement dans les établissements préscolaires et primaires (67,6 %). Elles sont moins nombreuses dans les écoles secondaires et dans les centres de formation. Si une majorité d’enseignantes détiennent un poste permanent, plus d’un tiers d’entre elles (35,2 %) occupent un emploi précaire, essentiellement à contrat. En ce qui a trait à l’âge, près de trois femmes sur dix sont âgées de 35 ans et moins, 44,4 % ont entre 36 à 49 ans et environ le quart des enseignantes ont 50 ans et plus. Plus de la moitié d’entre elles (56,4 %) ont au moins un enfant à charge. Parmi ces dernières, quatre personnes sur dix ont au moins un enfant au préscolaire.

Si les enseignantes sont syndiquées depuis plusieurs décennies, les changements fondamentaux dans le secteur de l’éducation dans le cadre de la « nouvelle gestion publique » ont grandement affecté leur travail. Le contrôle accru de la performance, une certaine décentralisation des pouvoirs vers la direction de l’établissement scolaire, la mise en place de nouvelles façons de travailler, la diminution des services spécialisés, le nombre plus élevé d’élèves par classe sont quelques exemples qui témoignent de profonds changements dans les établissements scolaires. Ces transformations ne sont pas sans conséquence sur le rapport au travail des enseignantes.

Des valeurs professionnelles mais une détérioration de la qualité de vie au travail


Afin de dégager un portrait complet du rapport au travail des enseignantes, j’aborde autant les aspects du travail souhaités par les enseignantes, c’est-à-dire les valeurs au travail, que leur vécu dans les milieux scolaires. Tout d’abord, le tableau 1 présente les valeurs au travail les plus importantes pour les enseignantes.

tab1

Les enseignantes mettent la priorité sur les valeurs subjectives ou intrinsèques du travail avant les valeurs extrinsèques. En effet, la qualité du service rendu aux élèves, la fierté d’exercer sa profession, l’autonomie professionnelle et les possibilités de se réaliser au travail représentent les aspects intrinsèques du travail les plus importants pour les enseignantes. L’utilité sociale de leur travail et l’implication professionnelle sont ainsi prépondérantes pour les enseignantes interrogées. Au contraire, l’importance accordée aux horaires de travail et au salaire, des aspects plus extrinsèques du travail, est moindre. La plupart des enseignants ont un rapport professionnel à l’égard de la fonction exercée plutôt qu’un rapport instrumental longtemps dévolu aux femmes. Or, le syndicalisme traditionnel accorde une grande importance aux aspects monétaires du travail. Cela dit, la sécurité d’emploi, un objet de négociation traditionnel, demeure très importante pour les enseignantes considérant une forte présence de la précarité d’emploi dans les établissements scolaires. Autrement dit, être professionnelle ne garantit pas systématiquement la sécurité d’emploi.

De façon générale, les enseignantes sont attachées à leur travail puisque 73,8 % d’entre elles ont envie d’aller travailler le matin. Elles sont également nombreuses à bénéficier souvent d’autonomie au travail (71,5 %) et à souligner l’entraide entre le personnel enseignant lorsque l’une d’elles a un problème (85,2 %). De même, et bien qu’il soit connu que les enseignantes ont une rémunération moindre que de nombreux autres professionnels, plus de la moitié des enseignantes (57,0 %) sont satisfaites de leur salaire.

Ce rapport positif envers le travail est toutefois altéré par l’ampleur de la charge de travail et les pressions subies. L’évolution du vécu au travail des enseignantes au cours des trois dernières années est illustrée au tableau 2.

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Une majorité d’enseignantes mettent de l’avant l’augmentation de la charge de travail et des tâches administratives, de la complexité du travail à accomplir et des pressions exercées pour atteindre les cibles de réussite des élèves. Quant aux pressions exercées sur l’implication des enseignantes dans leur établissement, les résultats se divisent essentiellement entre celles qui jugent qu’elles ont augmenté et celles qui sont plutôt d’avis que ces pressions se sont maintenues au cours des dernières années. De la même manière, quatre femmes sur dix font valoir une augmentation de la violence vécue par les enseignantes dans leur établissement pendant qu’une même proportion souligne qu’elle est demeurée inchangée.

L’autonomie professionnelle, les possibilités de se réaliser au travail, la conciliation entre la famille, le travail et la vie personnelle et la reconnaissance du travail sont des aspects qui se sont maintenus au cours des trois dernières années selon une majorité d’enseignantes. Cependant, ces aspects du travail se sont améliorés pour certaines, alors que d’autres notent une dégradation. La diminution la plus notable est liée à l’accès aux services spécialisés pour appuyer le travail des enseignantes. En somme, malgré certains aspects positifs et la variabilité d’un milieu de travail à un autre, la qualité de vie au travail semble s’être détériorée au cours des dernières années pour de nombreuses enseignantes.

Les orientations et attentes des enseignantes à l’égard de l’action syndicale


Avant de dégager les attentes des enseignantes à l’égard de l’action syndicale, il s’avère primordial d’évaluer l’intérêt qu’elles ont pour le syndicalisme. La plupart des enseignantes adhèrent au syndicalisme. Elles perçoivent la nécessité du syndicalisme (87,2 %), ont une préférence pour un syndicat plutôt qu’un ordre professionnel (77,4 %) et pour rester syndiquées (75,5 %). La nécessité de l’institution syndicale n’est donc pas remise en cause par la plupart des enseignantes.

Le tableau 3 présente les priorités syndicales les plus importantes d’après les enseignantes.

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La première priorité syndicale des enseignantes a trait à la valorisation de la profession enseignante. Ainsi, une majorité souhaite une plus grande reconnaissance professionnelle par la société. La réduction de la charge de travail et la protection contre les décisions arbitraires de la direction sont une priorité syndicale très importante pour près de la moitié des enseignantes. Les aspects plus intrinsèques du travail (conciliation famille, travail et vie personnelle, précarité, diversité des situations de travail) sont des priorités syndicales très importantes pour davantage d’enseignantes que les aspects plus extrinsèques du travail (salaires, avantages sociaux). Au-delà de la négociation traditionnelle axée sur les salaires, ces résultats supposent que les organisations syndicales s’engagent à défendre leurs membres sur d’autres plans, plus qualitatifs, axés sur la qualité de vie au travail et hors du travail.

Conclusion


Cette recherche visait à mieux comprendre les aspirations des enseignantes à l’égard de leur travail et de l’action syndicale. Il est évident que la réalisation de cette seule étude de cas à partir des réponses de 817 enseignantes ne peut saisir toute la complexité et la variabilité des milieux de travail dans le secteur de l’éducation. Cependant, les résultats de cette étude démontrent que les aspirations professionnelles des femmes peuvent aller de pair avec le syndicalisme. Trois principaux constats ressortent de cette étude. Premièrement, les enseignantes tendent à un rapport positif à l’égard de leur travail. Elles apprécient leur travail, leur autonomie et s’identifient avant tout à la qualité du service rendu aux élèves. Elles sont fières d’exercer leur profession et accordent une grande importance à l’utilité sociale de leur travail. S’éloignant d’une conception strictement instrumentale du travail, l’implication professionnelle et la réalisation de soi sont au cœur des valeurs au travail des enseignantes. Ces aspirations professionnelles, s’éloignant de l’identité ouvrière classique, remettent en question une représentation syndicale traditionnelle basée sur les seuls enjeux extrinsèques du travail.

Deuxièmement, ce rapport positif au travail des enseignantes s’accompagne d’une certaine détérioration des conditions d’exercice de la profession. L’augmentation de la charge de travail, des diverses pressions sur la performance et de la violence au cours des dernières années affecte la qualité de vie au travail et hors du travail d’un grand nombre d’enseignantes. De plus, occuper un emploi professionnel exigeant plusieurs années d’études universitaires ne garantit pas la sécurité d’emploi. La précarité du travail est très présente dans les établissements scolaires, un milieu qui demeure majoritairement féminin. Il existe ainsi une disparité entre les enseignantes elles-mêmes, entre celles qui détiennent un poste permanent et celles qui ne l’ont pas. Ces deux statuts d’emploi se chevauchent dans les milieux de travail, ce qui peut conduire à une complexité accrue de la représentation syndicale. De façon plus générale, il existe un écart important entre les valeurs au travail et la réalité vécue quotidiennement par les enseignantes dans les établissements scolaires.

Troisièmement, loin de rejeter le syndicalisme, ces femmes, au contraire, ont des attentes à l’égard de l’action syndicale. Visant une meilleure reconnaissance sur le plan professionnel, les enseignantes souhaitent que leur syndicat valorise davantage la profession et contribue à améliorer leur qualité de vie au travail. Dans un contexte de crise du syndicalisme, les organisations syndicales ont tout intérêt à se préoccuper des aspirations professionnelles des femmes, car ces dernières composent désormais la moitié des effectifs syndicaux. Ces professionnelles s’éloignent ainsi d’une conception traditionnelle du syndicalisme orientée sur les seuls aspects extrinsèques du travail (salaires par exemple). Elles visent aussi à être représentées sur le plan intrinsèque du travail (valorisation, charge de travail, conciliation travail-famille, etc.). Devant la complexité accrue du travail et les inégalités entre les femmes elles-mêmes, un élargissement de l’action syndicale combinant à la fois la protection de l’emploi et la reconnaissance professionnelle est requis afin de représenter la multiplicité des identités des femmes au travail. Ces réflexions sont porteuses d’espoir pour l’avenir du syndicalisme dans la société contemporaine.

Références :


CROMPTON, R. et M. BROCKMANN. 2006. « Class, Gender and Work-life Articulation ». Gender Divisions and Working Time in the New Economy : Changing Patterns of Work, Care and Public Policy in Europe and North America. D. Perrons, C. Fagan, L. McDowell, K. Ray et K. Ward, Ed. Northampton, Mass. : Edward Elgar Publishing Inc., 103-121.

DUBAR, C. 2001. La crise des identités : l’interprétation d’une mutation. Paris : Presses universitaires de France.

DUBAR, C. et P. TRIPIER. 2005. Sociologie des professions. Paris : Armand Colin.

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