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Sommaire
Volume 7, no 1
Sens et significations des solidarités intracommunautaires en contexte post-migratoire

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Sens et significations des solidarités intracommunautaires en contexte post-migratoire

 

El Hadji Diaw, conseiller en emploi au CARI St-Laurent, et Pierre Anctil, professeur titulaire à l’Université d’Ottawa et membre du LABRRI


L’histoire de l’humanité a toujours été conjuguée à des phénomènes migratoires, tantôt imposés, tantôt subis, tantôt choisis. Le Canada, à l’instar de certains pays membres de l’OCDE, a choisi de faire de l’immigration une stratégie de développement pour dynamiser à la fois sa croissance économique et démographique. Il accueille en moyenne 250 000 nouveaux arrivants par an, dont le 1/5 au Québec seulement. L’Enquête nationale auprès des ménages (ENM) de 2011, publiée par Statistique Canada, révèle en effet qu’un Canadien sur cinq (20,6 %) est né à l’étranger, soit 6 775 800 personnes. C’est la plus forte proportion parmi les grandes puissances du groupe G8. La région métropolitaine de Montréal accueille la plus forte proportion d’immigrants installés dans la Belle Province, avec maintenant plus de 30 % de ses résidants nés à l’étranger.

En regardant de plus près les régions de provenance des nouveaux arrivants, on s’aperçoit que le peloton de tête est dominé par l’Asie. Ce sont les ressortissants des Philippines qui ont été les plus nombreux à choisir le Canada entre 2006 et 2011, représentant 13,1 % des nouveaux arrivants (152 300 personnes). Les personnes nées en Chine et en Inde suivent au deuxième et au troisième rang, avec environ 122 000 personnes par pays, ce qui représente, dans chaque cas, environ 10,5 % des nouveaux arrivants au cours de cette période.

Les Européens constituent le second groupe d’immigrants récents en importance (13,7 %). De 2006 à 2011, environ 159 700 d’entre eux sont arrivés au pays. Il s’agit toutefois d’une importante baisse par rapport à il y a un peu plus de quarante ans. Avant les années 1970, les pays européens constituaient en effet les trois quarts des immigrants au Canada. Les ressortissants d’Afrique (12,5 %) ont quant à eux légèrement augmenté, d’environ 2 %, en provenance notamment de l’Algérie, du Maroc et du Nigeria. Les personnes issues des Antilles, d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud ont aussi connu une légère hausse, totalisant 12,3 % des immigrants, les trois zones confondues.

La situation québécoise possède toutefois une certaine originalité par rapport au portrait qui a été tracé plus haut. Plus éloigné de l’Asie et de la côte pacifique, le Québec recrute ses immigrants en plus grand nombre en Afrique du Nord, au Moyen-Orient et en Amérique latine. Il attire aussi, en raison de ses politiques linguistiques et de ses règles de sélection, des nouveaux citoyens qui sont francophones ou qui possèdent une langue apparentée au français, comme l’espagnol par exemple. Cela explique que les trois pays qui avaient le plus contribué à l’immigration au Québec pour la période 2007-2011 étaient le Maroc, l’Algérie et la France. En tout, il s’agit d’un bloc de près de 60 000 immigrants au cours de ces cinq années représentant tout près de 25 % du flux total à l’échelle canadienne. Au cinquième et au septième rang venaient Haïti et le Liban, deux pays où le français tient le rang de langue officielle et où un grand nombre d’individus peuvent s’exprimer de manière convenable dans cette langue. Cela n’empêche pas la Chine d’arriver au quatrième rang, avec près de 16 000 immigrants, mais dans des proportions qui sont moindres que celle que l’on peut observer au Canada.

D’autres aspects de la gestion migratoire québécoise se démarquent par rapport à celle menée depuis Ottawa. Le Québec est la seule province canadienne qui a signé des ententes en matière de partage des responsabilités vis-à-vis de la sélection et l’intégration des nouveaux venus. Cela permet aux fonctionnaires québécois, en échange d’une importante compensation financière de la part du gouvernement fédéral, de prendre en charge et de diriger le processus d’accueil des immigrants en fonction des intérêts supérieurs du Québec. Comme tout près de 60 % des nouveaux citoyens appartiennent à la catégorie des personnes sélectionnées, ou qui se présentent aux portes du pays avec un projet autonome, on peut facilement mesurer que l’influence du Ministère québécois de l’Immigration de la diversité et de l’inclusion dans ce processus est réelle et palpable. Qui plus est, le Québec peut à cette échelle choisir parmi le bassin disponible des immigrants jeunes, fortement éduqués, bien au fait des conditions québécoises et favorablement disposés envers la langue française. C’est un avantage décisif en vue d’une intégration réussie à plus long terme.

Comme au Canada, le Québec a adopté la stratégie d’accueillir des immigrants en provenance d’un grand nombre de pays et de continents. Pour cette raison, les cohortes qui s’installent au Québec reflètent des cultures et des traditions religieuses très différentes. Il s’agit d’une approche qui a l’avantage de diriger le plus grand nombre vers l’apprentissage de la langue française et vers des politiques d’intégration partagées par tous. Issus de partout sur la planète, et choisis en fonction le plus souvent de leurs compétences et qualités personnelles, les immigrants convergent ainsi à partir de points de référence très variés vers des positionnements communs et vers une langue partagée par tous, le français. Au Québec, ce cheminement doit cependant être sans cesse réaffirmé par l’État québécois et appuyé globalement par la société d’accueil, car il ne va pas de soi en Amérique du Nord. Au Canada anglophone, l’apprentissage de l’anglais et l’adaptation au marché du travail surtout ontarien coule de source et se fait en général sans résistance. Le plus souvent il n’est même pas nécessaire pour le gouvernement canadien de rappeler aux immigrants que la réussite sociale et économique passe par la langue anglaise.

À l’heure actuelle, et malgré le ralentissement économique des dernières années, une part de plus en plus importante de la croissance démographique et de l’augmentation de la richesse collective au Canada et au Québec provient des nouveaux citoyens. Avec un taux de natalité qui se situe autour de 1.6 – ce qui est nettement en dessous du seuil de reproduction – les Québécois tirent des avantages décisifs de l’arrivée soutenue de nouvelles cohortes d’immigrants, autant au niveau de leur force de travail que de leur contribution à l’élargissement du marché intérieur. La difficulté principale dans la situation actuelle, autant au Québec qu’au Canada, tient à ce que la grande majorité des nouveaux venus s’installent dans des villes de grande taille et de ce fait se concentrent dans des zones géographiques très restreintes. Les trois quarts des immigrants reçus au cours des dernières années ont eu tendance à résider dans certains quartiers des agglomérations urbaines de Toronto, Montréal et Vancouver, où ils forment des populations nettement visibles. Dans ces villes, le défi de l’intégration est d’autant plus grand que les administrations municipales ne disposent pas de ressources financières aussi importantes que les gouvernements fédéral et provincial, et font face à des facteurs de densité immigrante très élevés dans certains quartiers. Ces concentrations exceptionnelles de personnes d’origine étrangère ont aussi été accompagnées d’un développement de réseaux communautaires fort étendus, particulièrement dans le cas des groupes allophones ou dont la culture de départ était particulièrement éloignée de la population québécoise francophone. De là, entre autres, provient la problématique bien particulière que nous souhaitons aborder dans les lignes qui suivent.

Le Québec a été le témoin au cours des dernières années d’un débat intense autour de la question de l’immigration et de l’intégration des personnes nées à l’étranger. Plusieurs acteurs au Québec se sont interrogés très sérieusement sur les mesures à prendre pour faciliter la pleine participation des nouveaux venus, et pour ouvrir la voie à une rencontre harmonieuse entre la majorité démographique et les personnes récemment admises. Les citoyens en général ont par exemple été appelés à se prononcer à ce sujet lors de la commission Bouchard-Taylor de 2007-2008 et plus récemment dans le cadre d’un projet de loi appelé Charte de la laïcité. Dans certains cas, des intellectuels et des figures politiques se sont affrontés sur la nécessité ou non pour l’État québécois d’intervenir afin de limiter les tensions sociales liées à la diversité dans l’espace public, ou pour imposer des contraintes aux tenants des religions minoritaires. Plusieurs médias ont aussi tracé un portrait négatif des communautés immigrantes et des milieux où se perpétuent des cultures et des langues plus récemment établies au pays. Ces propos ont contribué à présenter sous un angle négatif certains aspects du processus d’intégration des nouveaux citoyens, qui souvent s’appuient sur d’autres immigrants arrivés plus tôt qu’eux pour comprendre leur société d’accueil et s’y frayer un chemin. Voyons plus finement de quoi il en retourne.

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La présence de regroupements et d’associations soutenant l’intégration des nouveaux citoyens est en général bien visible dans le paysage urbain montréalais. Il en va de même de certains quartiers à forte densité immigrante en plein cœur de la ville. Cela donne un visage plus hétérogène de la société québécoise et canadienne, avec le parfum d’une mosaïque de cultures pour enrichir le paysage. Mais, ce choix d’ouverture et de diversification, est-il accompagné par une préparation de la part de la société d’accueil ?

L’expérience nous a prouvé que quand les peuples ne sont pas disposés à accueillir des immigrants, la rencontre pourrait être catastrophique. C’est ainsi que naît ce sentiment d’être envahi par de nouvelles populations, qui traduit beaucoup plus la peur de l’autre, que des valeurs et cultures aux antipodes des croyances et des modèles (standards de comportement au sens anthropologique). 

C’est pourquoi l’encadrement du changement devrait être au cœur d’un projet de cette envergure. Cela aurait pour effet d’atténuer les chocs culturels, générateurs le plus souvent de conflits ouverts ou larvés entre la majorité et les groupes minoritaires. Une des conséquences de cette impréparation, c’est la fracture entre la population d’accueil et les nouveaux arrivants, exacerbée par les stéréotypes et les préjugés qui introduisent des distorsions dans les relations interculturelles.

Aussi, les pratiques de recrutement et de ressources humaines dans les entreprises n’incluent pas, dans la plupart des cas, la prise en compte de cette réalité interculturelle. En effet, on peut entendre dire souvent : « c’est trop compliqué de particulariser, trop risqué de recruter des personnes immigrantes qui pourraient avoir du mal à s’intégrer à nos façons de faire. Dans ces conditions, le plus facile, c’est de prendre une personne qui me ressemble. Avec cette dernière, je minimise les risques de conflits. J’ai le même sens d’humour qu’elle, des comportements et réactions similaires, etc. ». Là, nous touchons aux réflexes et aux perceptions du recruteur québécois ou canadien, non préparé à ces aspects interculturels. On parlerait ainsi de « manque d’expérience québécoise » pour justifier ces choix d’exclusion, au-delà de considérations techniques qui pourraient également, en partie ou en totalité, justifier le choix de ne pas retenir un candidat immigrant.

Que nous soyons immigrants, autochtones ou personnes de « souche », les humains ont tendance à se réunir avec les personnes qui leur ressemblent, soit physiquement ou au niveau des valeurs. C’est important de prendre en compte cet aspect fondamental dans l’analyse, car il pourrait être la cause principale de ces écarts observés au niveau du taux de chômage entre natifs et personnes immigrantes.

De nombreuses études ont ainsi permis de mettre en évidence les difficultés rencontrées par les nouveaux arrivants pour réussir leur intégration professionnelle au sein de la société d’accueil. Si globalement le taux de chômage est plus faible chez les natifs que chez les personnes immigrantes, il existe des disparités, parfois même très importantes, entre les différentes communautés immigrantes. En effet, selon Statistique Canada, la moyenne canadienne du taux de chômage était de 7,5 % en 2011, alors que ce taux grimpait, pour la même année de référence à 12,3 % pour les nouveaux arrivants. L’écart est encore plus grand, si on prend en compte certaines communautés telles que les Maghrébins ou les ressortissants de l’Afrique de l’Ouest, où le taux de chômage dépasserait le cap des 20 %. Cela démontre l’hypothèse largement admise qu’à compétences et diplômes similaires, les primo arrivants ne seraient pas tous égaux face aux difficultés d’intégration professionnelle. Au-delà des obstacles systémiques et structurels, nous nous demandons dans cet article, si la présence d’une communauté de même origine ethnoculturelle et/ou religieuse, suffit à garantir au primo arrivant l’accès à l’emploi.

Nous observons que certaines personnes tirent, dans leur quête d’insertion professionnelle, des avantages d’un réseau communautaire très étendu et particulièrement porté sur la solidarité interethnique et/ou religieuse, alors que d’autres n’en bénéficient pas. On pourrait prendre le cas des Juifs, des Chinois, des Libanais, des Arméniens, des Indo-pakistanais, etc. (parmi les communautés qui font beaucoup pour leurs membres) par rapport aux Magrébins, les ressortissants de l’Afrique de l’Ouest, etc. (parmi les communautés déficientes au niveau du réseau local d’aide à l’emploi).

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La collaboration entre le CARI St-Laurent et le LABRRI, a permis d’approfondir nos connaissances sur la dynamique des réseaux d’entraide communautaire. À travers la première génération des ateliers de théorie pratique (ATP), une série de rencontres et d’entretiens ont été organisés entre 2013 et 2014 pour mieux comprendre le sens et les significations des solidarités intracommunautaires en contexte post-migratoire. Ces ateliers donnent l’occasion de confronter la théorie avec les réalités de terrain. Le CARI St-Laurent et le LABRRI, ont l’avantage de partager un grand intérêt commun sur les dynamiques interculturelles au cœur des relations humaines. Le jumelage entre ces deux structures innovantes a donné naissance, pour les besoins de notre ATP, à un comité d’étude pour piloter les travaux. Ce comité était composé de : Aicha Guendafa, Fadia Younan, Jocelyn Chouinard et El Hadji Diaw (CARI St-laurent) et Pierre Anctil (LABRRI et Université d’Ottawa). Il a tenu sept rencontres de travail et a reçu les témoignages de représentants des communautés libanaise, juive et chinoise. Dans le cadre de ce travail, nous avons pu recueillir beaucoup de données qui ont permis aux signataires de cet article de faire une présentation très remarquée lors du forum international organisé par le LABRRI du 21 au 23 mai 2014 à Montréal, en partenariat avec la ville de Montréal et le Conseil d’Europe, sur le thème : « Bâtir la ville interculturelle : des pratiques aux politiques… aller-retour ».

Lors de ce forum, nous avons réussi à présenter les solidarités intracommunautaires au-delà des clichés habituels (ghettoïsation, communautarisme), pour les replacer dans cette réflexion globale et en tenant compte de toute la complexité des trajectoires individuelles et des dynamiques des réseaux sociaux. Nous avons aussi mis le public en garde contre l’erreur courante qui consiste à placer des étiquettes (communautarisme par exemple) sur certains phénomènes sociaux (solidarités intracommunautaires), sans prendre en compte toute leur complexité. Peut-on et doit-on apprécier ces réseaux sociaux selon les normes des groupes majoritaires? ou faudrait-il tenir en compte le point de vue des acteurs principaux et les significations qu’ils associent à leurs propres pratiques? Évidemment, le bon sens nous recommandait de ne pas nous enfermer dans des perceptions programmées et biaisées, mais de privilégier la voie des 3 « D » (dialogue, dialectique et découvertes). Dans ce contexte, parler du sens et des significations des solidarités intracommunautaires offre alors une perspective plus intéressante. Dans cet article, nous faisons une revue des principaux enseignements reçus.

1) La communauté d’origine comme un premier lieu d’accueil et d’intégration, mais…


Le lien avec la communauté d’origine offre un espace de (re)confort pour le nouvel arrivant. Les membres de sa communauté sont, peut-être, mieux placés pour comprendre ses inquiétudes, ses besoins… pour le rassurer et l’aider dans ses premières démarches. C’est donc tout naturel que le nouvel arrivant cherche d’abord à nouer des contacts avec sa communauté d’origine. Cependant, toutes les communautés n’ont pas les mêmes moyens et le même niveau d’organisation sociale en contexte d’immigration. La différence se joue aussi au niveau des traditions migratoires. Certains peuples comme les Juifs, les Chinois, les Arméniens et les Libanais ont une longue tradition de migration, contrairement aux Sénégalais, Gabonais… qui ont un faible vécu migratoire.

Le nouvel arrivant libanais par exemple, peut compter sur une communauté forte et organisée, malgré ses divisions internes, pour lui assurer de l’aide pour le logement, pour ses démarches administratives, pour l’obtention d’un premier emploi, etc. Cette aide précieuse, dans un moment de grande fragilité, permet au nouvel arrivant de mieux apprivoiser sa société d’accueil et de réussir son intégration socioprofessionnelle. Cependant, ce coup de pouce communautaire serait plus efficace s’il était soutenu par l’aide institutionnelle offerte facultativement à tous les nouveaux arrivants. En effet, le Gouvernement du Québec, en partenariat avec des organismes communautaires autonomes comme le CARI St-Laurent, a mis sur pied un certain nombre de programmes et ateliers (Premières démarches d’installation, Objectif Intégration, Service d’aide à l’emploi, etc.). Ces programmes et ateliers, faut-il le préciser, sont complémentaires à l’aide reçue par certaines personnes au sein de leurs communautés d’origine.

Dans une étude intitulée : « Insertion professionnelle d’immigrants récents et réseaux sociaux: le cas des Maghrébins à Montréal et Sherbrooke », Sébastien Arcand [1] et ses collaborateurs arrivaient au constat que la présence d’une communauté de même origine ethnoculturelle ne peut garantir l’élargissement des réseaux s’il n’y a pas de soutien institutionnel significatif et ce, tant du côté de la société que de la communauté elle-même.

2) La solidarité intracommunautaire comme précepte moral et religieux


Il y a une unanimité dans toutes les religions révélées sur la nécessité d’aider son proche qui est dans le besoin. Si certains réduisent la notion de « proche » aux cercles familiaux et amicaux, d’autres l’élargissent pour inclure d’autres réalités contingentes comme : mêmes croyances religieuses, mêmes valeurs, même village, même pays d’origine, même histoire, mêmes contraintes, etc.

La solidarité juive par exemple découlerait de préceptes moraux régis par le judaïsme. Deux mots originaires de l’hébreu permettent de mieux comprendre cette dynamique solidaire. Il s’agit de : kehilla (communauté) et tsdaka (charité). Ce devoir moral de venir en aide à ses semblables est tellement ancré chez les Juifs, qu’il est à la base du succès éclatant de leurs campagnes de dons. Ainsi, 40 millions de dollars sont annuellement récoltés localement par et pour les Juifs.

3) La solidarité intracommunautaire comme réponse à un climat d’hostilité


On pourrait philosopher à profusion sur la pertinence ou non de cette forme de réponse. Mais, il demeure certain qu’une hostilité ambiante dans la société d’accueil peut pousser les membres d’une communauté à se regrouper et à se solidariser entre eux. Il semblerait que c’est ce qui est à la base du développement des premiers commerces dans le quartier chinois de Montréal. La première vague d’immigrants chinois était constituée d’ouvriers venus construire dans des conditions dangereuses le chemin de fer transcontinental canadien, achevé en 1885. Plusieurs milliers d’ouvriers, dont 15 000 travailleurs chinois, avaient participé à la construction de ce chemin de fer qui relie l’est du Canada à la Colombie-Britannique.

Après l’inauguration du chemin de fer, un sentiment de haine et de rejet s’est développé dans la société à l’égard des Chinois, accusés d’être des « voleurs de job des vrais Canadiens », forçant le gouvernement fédéral à mettre en place une législation antichinoise (impôt de capitation ou « head tax » ) limitant leur immigration au pays. De 50 dollars au début, cette taxe d’entrée est passée à 100 dollars en 1900, puis 500 dollars en 1903. Les Chinois étaient les seuls, parmi les immigrants, à être obligés de s’acquitter de cette taxe d’entrée, d’où l’injustice flagrante de la mesure. Au début du 20e siècle, ce montant de 500 dollars représentait deux ans de salaire pour les travailleurs chinois domiciliés au Canada. Ces contraintes anti-chinoises n’ont été retirées qu’en 1948 et, en 2006, le Gouvernement fédéral a présenté des excuses publiques à la communauté chinoise canadienne pour cette forme de discrimination.

La solidarité interchinoise, pourrait s’analyser également à travers un prisme identitaire. Le mot « guanxi » (réseau relationnel d’une personne) souligne l’importance pour les Chinois d’avoir d’abord des relations personnelles avec un individu, avant celles considérées de type plus professionnel. De plus, « l’hymne » pour la révolution, composé en 1903, enjoint les Chinois (de l’intérieur comme de l’extérieur) à regarder au-delà de leur enrichissement personnel. Cela expliquerait ces liens forts de solidarité observables au sein de la diaspora chinoise. Ainsi, cette solidarité interchinoise pourrait être prise dans ce contexte précis, comme une réponse à un climat d’hostilité ambiante, d’autant plus que l’on proposait au même moment des terres à très bon prix aux immigrants européens pour les attirer au Canada.

4) La solidarité intracommunautaire comme une stratégie d’ajustement face à l’absence d’une culture de souscription aux polices d’assurance-vie


La plupart des immigrants africains, par exemple, ne sont pas habitués à souscrire à des polices d’assurance-vie pour préparer leurs proches à faire face à des dépenses onéreuses en cas de décès ou de maladie grave par exemple. La communauté d’origine pour ainsi dire, joue le rôle d’assurance-vie. C’est elle qui se mobilise, par diverses initiatives comme les quêtes ou les activités de collectes de fonds, pour aider aux rapatriements des corps ou des malades en phase terminale, aux pays d’origine.

La culture n’est certainement pas le seul facteur explicatif. Il y a aussi le fait que la plupart des immigrants sont des employés surqualifiés; autrement dit, leurs responsabilités professionnelles sont en deçà de leurs compétences réelles. Cette surqualification a une incidence très négative sur le niveau des salaires proposés et sur le budget de nombreux ménages immigrants. Car, en plus des dépenses d’ici, certains travailleurs immigrants sont dans l’obligation d’aider leurs proches restés aux pays d’origine. À partir de ce moment, certaines dépenses comme le paiement des primes d’assurance vie ou d’habitation pour les locataires, bien qu’importantes, passent pour du « gras » à couper. La solidarité intracommunautaire est ainsi espérée en cas de mauvais sort, comme un décès subit ou une maladie grave.

5) La solidarité intracommunautaire et la question identitaire


La présence ou l’absence de solidarité au sein d’un même groupe ethnico-culturel est en grande partie liée à la question identitaire. Pour être capable de reproduire des comportements solidaires envers ses proches, faut-il qu’ils soient déjà présents au niveau du bagage culturel de la personne? L’éducation et la socialisation participent à la construction identitaire et culturelle de tout individu. Ces standards de comportement appris et intériorisé depuis le pays d’origine sont souvent reproduits dans un contexte post-migratoire. La solidarité peut être une source de tension sociale, au moins dans le contexte québécois, dans la mesure où la majorité la perçoit comme une forme de communautarisme.

Selon Fabrice Dhume, analysant un important corpus de productions journalistiques et politiques :
La sémantique ne laisse pas de doute : l’idée de « communautarisme » repose sur une lecture réactionnelle, qui dénonce inlassablement le « risque », la « dérive », la « menace ». […] C’est l’antithèse du « Progrès » (« rétrograde », « passéiste », « repli »). C’est l’incarnation du Mal lui-même, dans sa version morale et religieuse, mais aussi médicale : « plaie », « cancer », « abcès », « gangrène ». […] Face à « l’ordre républicain », les « communautaristes » « s’opposent », « réclament », « revendiquent », « profitent », « contestent », « provoquent », « perturbent ».  [2]



En effet, à chaque fois que l’on parle de solidarité intracommunautaire, fusent de nombreuses critiques négatives. Pourtant, tout n’est pas noir ou blanc et il y a toujours la possibilité de regarder une zone grise. C’est ce que nous avons tenté de faire en amenant cette modeste réflexion.

S’enfermer dans sa communauté d’origine est une attitude négative. Mais, s’appuyer sur sa communauté pour ouvrir une voie de dialogue avec toutes les autres communautés, représente une perspective qui rend possible l’existence de nouvelles formes sociales d’inclusion et de participation.

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  [1] Sébastien Arcand et coll., 2009, Insertion professionnelle d’immigrants récents et réseaux sociaux: le cas des Maghrébins à Montréal et Sherbrooke, dans Canadian Journal of Sociology / Cahiers canadiens de sociologie, 34(2). En ligne: ejournals.library.ualberta.ca › Home › Vol 34, No 2 (2009) › Arcand
  [2] Fabrice Dhume-Sonzogni, 2007, « Communautarisme : l’imaginaire nationaliste entre catégorisation ethnique et prescription identitaire », VEI Diversité, no. 150
 

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Immigration, diversité et inclusion : où en sommes-nous ?
novembre 2015
Ce numéro de la Revue vie économique vise à engager un débat public sur la cohérence de l'action en matière d'immigration. Il ouvre cette tribune à un ensemble de chercheurs et de praticiens de divers horizons qui ont réfléchi à ces enjeux. Nous avons regroupé leurs contributions sous trois grands thèmes : l'emploi et les conditions de travail; territoire et conditions de vie; des initiatives d'insertion.
     
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